Il reste 1000 ans de pétrole !

03 décembre 2014

... et bien plus encore ! Mais l'essentiel de ce pétrole restera dans le sol. Le reste sera très cher, ou très polluant, ou très long à extraire, ou verra son extraction consommer plus d'énergie qu'il n'en contient. Bref, ce pétrole deviendra inaccessible pour 90% à 99% des habitants de cette planète.

Le titre aguicheur de cet article pourrait être l'annonce d'un journal de 20h sur une grande chaine nationale. En revanche, il n'y a aucune chance pour qu'il soit accompagné de sérieuses explications qui permettraient au spectateur de comprendre ce que cela veut dire concrètement.

Depuis le début de la baisse des cours du baril, chaque grand média y va de son couplet sur la fin des pénuries, l'abondance annoncée, l'autonomie énergétique des Etats-Unis, la baisse durable des prix, le soulagement des acteurs économiques (on sera bien vigilant à ne pas parler des impacts négatifs sur le climat et la pollution des grandes villes, il ne faudrait pas troubler la fête).

Bref, la baisse du prix du baril de pétrole est perçue comme une lueur au cœur du marasme alors qu'il n'en est rien. Le manque de discernement des analystes est au contraire un facteur aggravant, comme un shoot qui fait oublier aux pétrolomanes que nous sommes, le temps d'un instant, qu'ils ne sont pas sortis d'affaire.

La baisse des prix est un phénomène normal

Voilà des années que les scientifiques qui alertent sur le phénomène de pic pétrolier ont compris que la production pétrolière mondiale ne suivra pas une belle courbe bien lisse en forme de cloche, comme la courbe théorique de Hubbert ci-dessous...

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...mais qu'il s'agira plutôt d'un plateau ondulant -ou bumpy plateau-, à l'image du graphique ci-dessous qui date de 2008. Il en va de même pour le prix, et il était évident que celui-ci ne pourrait pas rester éternellement à 110$/baril sans que la récession pointe son nez.

Alanyse prospective de la production pétrolière en fonction des crises économiques: plateau ondulant. Source JL Wingert et Jean Laherrère

Alanyse prospective de la production pétrolière en fonction des crises économiques: plateau ondulant. Source JL Wingert et Jean Laherrère

En effet, le lien entre croissance économique, production et prix du pétrole a complètement changé depuis le début des années 2000.

Avant, les choses étaient "assez simples et constantes", en dehors des phénomènes géopolitiques. L'économie mondiale était en croissance et la production pétrolière suivait le rythme en alimentant les camions, voitures, avions, bateaux, tracteurs, engins de chantiers, usines pétrochimiques, etc. La croissance stimulait la demande énergétique, les ressources étaient facilement accessibles et pour un seul baril investit dans la production, 20 à 50 barils étaient récupérés. Le coût de production était bas, le cours du baril également, ce qui permettait de stimuler la croissance, etc.

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Désormais, cette évolution n'est plus possible et le cycle détaillé précédemment est devenu plus complexe et génère un "plateau ondulant".

Retour au début des années 2000, l'Inde et la Chine sont en plein boom économique. Entre 2000 et 2010, leur consommation de pétrole a quasiment doublé, passant de 7 à 13 Millions de barils par jour. Cette augmentation stimule la production pétrolière mais malheureusement, la hausse des prix ne suffit pas à dépasser les barrières physiques: pour un baril de pétrole investit on récupère, au choix, un baril d'éthanol de maïs, 3 barils de sables bitumineux et 5 à 10 barils de tight oil aux Etats-Unis. Autrement dit, une part toujours plus importante de l'énergie produite doit être réinjectée dans la production d'énergie et l'énergie disponible pour l'économie ne parvient plus à augmenter suffisamment rapidement. La demande vient heurter le plafond de l'offre et les prix augmentent, c'est ce qui s'est passé entre 2004 et 2008. Ainsi, de nouvelles productions deviennent rentables, comme on l'a vu avec les gaz et pétrole de schiste aux Etats-Unis dont le boom de la production a commencé à partir de 2007.

Mais la croissance économique est capricieuse, elle a besoin de beaucoup d'énergie bon marché pour exister. En 2008, l'éclatement de la bulle des subprimes a été notamment déclenchée par le choc pétrolier -voir mon rapport l'Europe face au pic pétrolier)- qui a anéanti toute possibilité, pour les ménages américains, de rembourser leurs dettes. L'effondrement économique qui s'en est suivi a provoqué une chute du prix du baril de 140$ à 40$ et bizarrement, aucun journaliste n'est venu nous expliquer, à ce moment-là, que c'était grâce aux nouvelles découvertes de pétrole !

En effet, quand l'économie va mal (récession ou baisse du taux de croissance) et que la production pétrolière est soutenue par un prix de vente élevé, la demande diminue et le prix  du pétrole avec.

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Et que se passe-t-il donc quand le prix de l'énergie baisse ? Miracle, l'économie peut être relancée ! Les citoyens reprennent leur voiture, les entreprises refont des marges, les plus riches reprennent l'avion et les vacances ont lieu en Tunisie plutôt qu'en Dordogne. C'est la fête !

Il reste 1000 ans de pétrole !

La consommation de pétrole augmente et de nouveau, elle vient rapidement  se heurter au plafond de l'offre, car les producteurs investissent des centaines de milliards de dollars pour accéder à des réserves en milieu hostile (arctique, off-shore ultra profond), pour dévaster des milieux naturels loin de nos yeux et loin de nos cœurs (sables bitumineux), pour transformer des territoires entiers en gruyère (pétrole de schiste), pour finalement parvenir tout juste à compenser le déclin des vieux gisements que l'on exploite depuis 60 ans et qui tirent leur révérence. Il faut toujours plus d'efforts, de risques, d'investissements, pour des résultats médiocres

Voici à quoi ressemblerait le Dakota du Nord si les forages étaient eu dessus du sol. Source: http://www.nytimes.com/interactive/2014/11/24/upshot/nd-oil-well-illustration.html?smid=tw-share&_r=1&abt=0002&abg=0

Voici à quoi ressemblerait le Dakota du Nord si les forages étaient eu dessus du sol. Source: http://www.nytimes.com/interactive/2014/11/24/upshot/nd-oil-well-illustration.html?smid=tw-share&_r=1&abt=0002&abg=0

La baisse des prix était prévisible, mais elle n'est pas durable !

Comme nous venons de le voir, un prix du pétrole trop élevé provoque la récession dans les pays importateurs, qui elle-même finit par provoquer une baisse des prix. Il était donc à peu près certain que le prix finirait pas baisser un jour ou l'autre.

Ce qui se passe aujourd'hui est la version ralentie de ce qui s'est passé en 2008, édulcorée par l'absence de la bulle des subprimes: l'économie ralentit dans la plupart des pays importateurs (Brésil, Europe, Chine, Inde, Japon) alors que l'offre est momentanément boostée (surtout aux Etats-Unis) par des prix du brut très élevés.

MAIS ... deux autres paramètres viennent se greffer là-dessus:

  1. L'OPEP refuse de jouer les régulateurs en baissant ses quotas de production pour faire remonter le prix. Trois théories expliquent ce comportement: elle veut "tuer" la concurrence dont la production pétrolière est beaucoup plus coûteuse (Etats-Unis) et/ou mettre à genoux des pays ennemis qui dépendent largement des revenus pétroliers (Iran et Russie) et/ou freiner le développement de nouvelles énergies plus coûteuses.
  2. La spéculation sur le pétrole provoque une volatilité importante des cours, avec une amplification rapide des phénomènes de hausse et de baisse, notamment depuis l'année 2000 et la signature du CFMA par Bill Clinton -voir mon rapport L'Europe face au pic pétrolier-

 

Cette situation ne pourra évidemment pas durer. D'une part, l'Arabie Saoudite ne peut pas soutenir son économie avec un prix du pétrole aussi faible et elle devra, tôt ou tard, avec ses partenaires de l'OPEP, décider de freiner la production pour provoquer une remontée du prix, en espérant avoir fait suffisamment de mal chez les concurrents. D'autre part, le seul atout du côté de l'offre est le boom de la production de tight oil aux Etat-Unis, or celui-ci n'est pas durable et ne devrait pas se prolonger au-delà de 2020.

Dans le scénario de référence du département américain de l'énergie (EIA), la production de pétrole de shiste devrait plafonner à partir de 2020.

Dans le scénario de référence du département américain de l'énergie (EIA), la production de pétrole de shiste devrait plafonner à partir de 2020.

Un drame pour la transition énergétique et le réchauffement climatique

Non seulement la baisse des prix envoie un mauvais signal aux populations et aux entreprises quant à l'absolue nécessité d'engager une véritable transition, mais les analyses simplistes qui sont diffusées dans les médias enfoncent le clou avec candeur et naïveté, s'appuyant sur des épiphénomènes pour en faire des vérités universelles et durables.

La baisse des prix de l'énergie fossile entraine forcément un recul des investissements, non seulement dans la production pétrolière qui en a bigrement besoin, mais aussi et surtout dans les énergies alternatives qui seront bientôt notre seul recours.

Quant au climat, il faut croire que les dirigeants sont incapables de faire autre chose que des réunions et des discours. Notre Président lui-même est allé au Canada pour défendre les intérêts de la France dans l'Alberta, là où sont exploités les sables bitumineux.  

« Je souhaite que la France puisse continuer à mettre en valeur les immenses richesses du Nord-Ouest canadien, que ce soit dans les techniques d’exploitation, de transformation, d’acheminement des hydrocarbures, ou que ce soit dans la construction d’infrastructures »

Puis il s'est rendu au Québec, a mis un costume vert, puis il a évoqué l'urgence climatique avec gravité. Pour le COP21 en 2015, ce n'est pas gagné !

François Hollande et Stephen Harper © Alain Jocard - AFP

François Hollande et Stephen Harper © Alain Jocard - AFP

Conclusion

Il restera toujours du pétrole dans le sol, que nous serons incapables d'aller chercher à un coût énergétique et financier supportable. Donc dire qu'il reste 100 ans, 500 ans ou 1000 ans de pétrole ne dit absolument rien sur l'avenir de nos sociétés.

Nous ne sommes pas entrés dans une ère d'abondance pétrolière. La disponibilité en pétrole par habitant est d'ailleurs en baisse dans le monde depuis les années 1980.

La baisse du prix du baril est normale en période de récession, elle n'a rien de durable et ne veut rien dire sur le moyen et long terme.

La responsabilité des journalistes (et des supposés experts qui interviennent à leur demande) c'est au minimum de ne pas dire n'importe quoi et au mieux de ne rien dire s'ils n'ont pas travaillé le sujet plus que ça. Il y a des dizaines d'experts qui ont mis à jour leur logiciel d'analyse du monde, leur donner la parole changerait probablement pas mal de choses sur la politique et la vision que pourraient avoir les citoyens de leur avenir.


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