Dans notre société dominée par l'économie de marché, les choix en matière d'énergie sont d'abord évalués en ROI (Return on Investment ou Retour sur Investissement). Pour chaque dépense, on se demande combien d'argent sera gagné par rapport à la somme investie, ou combien de temps il faudra pour que l'investissement soit remboursé et que l'argent commence à remplir les caisses. Le ROI est LE critère de choix.
Les dérives du tarif de rachat
Il faut le reconnaitre, cette vision simpliste a un côté pratique. Si l'on veut développer une filière énergétique, il suffit d'augmenter le tarif de rachat dans des proportions conséquentes, et les investisseurs se jettent dessus, provoquant un appel massif pour les bureaux d'études, les fabricants, les installateurs, les sociétés de maintenance.
C'est ce qui s'est passé pour le solaire photovoltaïque en France à partir de 2005, lorsque le tarif de rachat est passé de 0.15€/kWh à 0.55€/kWh et même jusqu'à 0.6€/kWh en 2008, soit une multiplication par quatre. À l'époque, le coût de production moyen étant compris entre 0.25 et 0.5€/kWh, le placement était plus que rentable. Cet effort tarifaire a eu les effets escomptés, puisque le nombre d'emplois dans la filière a été multiplié par 6 en deux ans (2008 à 2010), passant de 5190 à 31970. Depuis, le tarif de rachat a été divisé par deux et le nombre d'emplois quasiment par trois, avec les conséquences que l'on peut imaginer.
On voit bien qu'il n'y a rien de vertueux ni de durable dans ces méthodes impulsives, et que cette "petite fenêtre fiscale" a permis l'enrichissement des uns puis la faillite des autres, sans aucun projet de société, sans aucune vision pérenne de l'avenir énergétique.
En 2011, lorsque je suis allé en Allemagne, dans le Land Saxe-Anhalt, dans la cadre d'un échange régional sur le thème de l'énergie, j'ai visité la deuxième plus grosse unité de méthanisation du monde, supposée produire de l'énergie renouvelable: 17 MW de puissance thermique (énergie de chaleur contenue dans le biogaz), 16 digesteurs sur un site de 17 hectares, 120 000 tonnes de substrat absorbé par an, en partenariat avec 30 exploitations agricoles. Ces dernières produisent du maïs en guise de culture énergétique, dans un rayon de 15 km autour de l'usine.
Forcément heurté par la démesure du lieu, j'ai notamment posé ces deux questions au responsable du site:
Question: Les tracteurs, moissonneuses et engins divers fonctionnement-ils avec le biogaz que vous produisez ?
Réponse: Non, nous vendons le gaz plus cher que le prix d'achat du fioul, nous n'avons aucun intérêt à faire de l'autoconsommation de notre gaz.
Question: Avez-vous fait le bilan énergétique et environnemental de la filière mise en place ?
Réponse: Non, nous avons fait le bilan économique et il est très bon.
Conclusions: cette énergie qu'ils disent "renouvelable" est en fait produite grâce à la monoculture intensive et au pétrole, et l'aspect financier prime sur tout le reste, même si le rendement énergétique est mauvais et que les conséquences environnementales sont potentiellement désastreuses. Voilà les dérives d'un système énergétique construit par le seul appât du gain.
Dépense ou investissement ?
Alors que les constats alarmistes s'empilent (climat, biodiversité, pollution, érosion, accès à l'eau potable, inégalités, etc.), nos choix collectifs ne peuvent plus être laissés aux seules mains des investisseurs. Il n'est plus acceptable de n'avoir pour seul critère que le TRI (Taux de rentabilité Interne) ou le ROI (Return on Investment). Mais pour cela, il faut accepter de changer de regard sur l'énergie.
Un ami, ancien adjoint municipal en Sologne, prenait cet exemple pour illustrer l'aberration qu'est notre conception des dépenses liées à l'énergie:
"Lorsque tu décides de refaire ta salle de bain ou ta cuisine, est-ce que tu te demandes dans combien de temps elle sera rentabilisée, à partir de quand elle va te rapporter de l'argent ? Bien sûr que non, tu dépenses parce que tu estimes qu'elle est plus belle, que l'autre est trop vieille ou simplement parce que ça te fait plaisir ! Alors, lorsqu'il est question d'isoler sa toiture, de changer ses fenêtres ou son moyen de chauffage, pourquoi faut-il toujours calculer le nombre d'années que cela prendra à être remboursé ?"
Cet exemple limpide montre que nous sommes prêts à dépenser des sommes folles pour des "achats plaisirs", mais que pour ce qui touche à l'énergie, au confort thermique, aux émissions de gaz à effet de serre, à l'impact sur l'environnement, à la sobriété et à la résilience, il faudrait que ce soit gratuit, voire même que cela nous rapporte de l'argent.
Un autre ami et lecteur de ce blog m'a fait une remarque lors de la publication de l'article sur le chauffe-eau solaire en thermosiphon:
"Dans mon cas de parisien (tarif Heures pleines/Heures Creuses), qui plus est, l'eau chaude sanitaire est produite par les excédents électriques nocturnes des centrales nucléaires, à des tarifs ridicules, avec des rejets de CO2 infimes. Un Parisien n'a aucune raison valable d'investir pour faire baisser la consommation électrique de son eau chaude sanitaire."
Et bien si, il peut avoir des raisons valables comme: acheter son électricité à Enercoop pour financer uniquement le renouvelable et ne plus disposer du tarif incitatif de nuit "spécial nucléaire", envisager une hausse des instabilités du réseau électrique dans les années à venir (pic pétrolier, changements climatiques, conflits en tous genres, etc.), valoriser le soleil, énergie qui arrive sur le logement tous les jours et gratuitement, disposer d'un équipement simple, réparable et rustique, améliorer son autonomie, etc.
Pour toutes les raisons que je viens de citer, on parlerait plutot d'un choix de dépense pour répondre à un besoin, à une éthique, à une attente forte. On ne parle pas d'investissement avec retour financier. Alors, pour les collectivités locales et les gouvernements, la question est de savoir quelles sont nos priorités. Est-ce que nous voulons attendre que les investisseurs choisissent pour la collectivité ce qui est bon pour elle, avec pour seul critère la recherche de profit, ou est-ce que nous voulons mettre des valeurs, des exigences, un projet et une philosophie dans notre conception de l'avenir énergétique ?
Les scénarios 100% renouvelables que l'on a vu émerger ces dernières années ne partent pas de l'idée de rentabilité économique. Ils se basent sur des principes et des valeurs tels que la fin des énergies fossiles et fissiles jugées non durables et dangereuses, la sobriété pour une meilleure répartition du bien commun, la technologie au service d'une moindre consommation. En France, nous n'avons ni pétrole, ni gaz, ni uranium, or ces trois sources d'énergie fournissent 85% de l'énergie finale consommée. Décider de s'en passer n'est pas forcément rentable aujourd'hui, mais refuser de le faire pour cette seule raison n'est pas un choix politique, c'est un choix financier qui rend les peuples chaque jour plus vulnérables.
Accordons plus d'importance à nos valeurs qu'à l'argent, envisageons nos choix énergétiques comme une dépense intelligente plutôt que comme un investissement absurde.
Merci à Philippe et Patrick pour leur contribution à cet article, ils se reconnaîtront !